par Alex » Dim 25 Juil 2010, 15:16
Plus un article de fond qu'une bio, voici un texte que j'ai écris à l'occasion de la sortie d'Enter The Void:
Gaspar Noé : le manipulateur de l’audiovisuel
Il n’est pas plus provocateur que Gaspar Noé. Comme si le cinéaste s’extasiait de toutes les réactions exagérées de ses détracteurs. Deux films ont suffit pour lui faire un nom dans le microcosme du cinéma français. Un troisième pour créer le scandale qui le révèlera autour du monde. A l’occasion de la sortie de son quatrième long-métrage "Enter the void", qui, une fois de plus, a fait sa petite sensation sur la croisette l’an dernier, Abus de ciné vous a concocté un petit retour sur ce qui définit ce réalisateur en marge.
2001, l'odyssée du plan séquence
En quatre œuvres et quelques courts-métrages, Noé s’est construit un style qui lui est propre. Ses premières œuvres, jusqu’à la fin des années quatre-vingt dix sont très statiques. Noé ne s’exprime exclusivement qu’en plans fixes. Il a beau faire une publicité contre la chasse ("Lâché d’animaux d’élevage") ou bien des clips pour les Frères Misère ou Insanely Cherful, matériaux qui ont vocations à être dynamiques, ses réalisations restent figées. Les mouvements de caméras restent parcimonieux et les acteurs évoluent dans le cadre. Parfois ils sont tranchés au milieu des visages, ce qui leur enlève leur humanité et les réduits au rang de mannequins de chair animés. C’est particulièrement flagrant sur son premier court "La tintarella di luna", son moyen métrage "Carne" et son premier long "Seul contre tous". Couplé à ces plans fixes, des cartons à la police imposante arborant des messages jouant avec les codes de propagandes de manière ultra-décomplexée.
2001, il tourne "Irréversible" qui marque une césure dans sa filmographie d'un point de vue mise en scène. Gaspar Noé va s'approprier une grammaire cinématographique aux antipodes de ce qu'il produisait dans les années 90. Ses traditionnels cadres fixes deviennent des plans séquences déambulant dans d'improbables mouvements de caméra. Les premières minutes d'"Irréversible" donnent le la. On tourbillonne de scènes en scènes. Ses productions ultérieures resteront empreintes de ce style, que ce soit pour les clips musicaux ("Protège moi" de Placébo), films publicitaires (la compagne été 2004 contre le sida), ou ses courts ("We fuck alone" pour "Destricted" de Larry Clark ou ses spots pour Eva).
Il délaissera les univers terne et gris (les cités ouvrières de "Carne", "Seul contre tous" et de "La tintarella de la luna") pour se rapprocher des lumières flashy du monde la nuit. Même s'ils se déroulent pratiquement tous dans pénombre, ses films en deviennent plus colorés. Mais pas forcément plus rassurants : les néons blafards ou le tunnel d'"Irréversible" au rouge inquiétant nous plongent dans un univers sordide. Les séquences en journées, elles, en deviennent lumineuses (La fin d'"Irréversible", le souvenir d'Oscar dans le parc avec sa sœur dans "Enter the void") et appellent systématiquement à la nostalgie.
Les sens en éveils, la rétine révulsée
Le cinéma de Noé n’est jamais omniscient ; toujours subjectif. La mise en scène sensorielle, immersive plonge son audience en apnée dans la psyché torturée de ses personnages. Noé ne laisse aucun recul, si bien que le spectateur éprouve le besoin de se retrouver après chacun de ses films. A la sortie de la première d’"Enter the void" en version définitive, beaucoup parlent de minutes pour digérer le film.
En 1995, il réalise "Une Expérience télévisuelle d’hypnose", un court-métrage mettant en scène un hypnotiseur délivrant une séance devant la caméra. C'est avec ce court que son cinéma va prendre toute sa dimension sensorielle. Il use des effets visuels et autres ambiances sonores pour imprégner le spectateur dans cette expérience. A cette époque, Noé commence déjà à utiliser le stroboscope qu’il emploiera ensuite à outrance dans Irréversible et provoquera les fameux évanouissements dans plusieurs salles de France.
Il continue ensuite sa lancée en insérant tout au long de "Carne" et "Seul contre tous", les ruminements céliniens de son personnage principal en voix-off. Noé matraque les pensées nauséabondes et perverses de son boucher comme on déverse un vide-ordures sur la tête du spectateur. Comme emprisonné dans le cortex du vil protagoniste, "Seul contre tous" ne se regarde pas. Il se subit. Un peu comme la séquence du viol d’Alex dans "Irréversible" (avec ce plan vissé au sol qui nous met au même niveau que le personnage d’Alex) qui sera vécu comme un traumatisme pour la majorité des spectateurs. On ne regarde pas les films de Gaspar Noé. On les ressent.
Le cinéma de Noé est fondé sur des partis pris de mise en scène qui le rendent si atypique et expérimental mais en même temps si controversé. En réalisant un film composé uniquement de plans séquences, Noé procure un aspect immersif car continu. Les seules coupures signifient les ellipses à travers des plans de caméras tourbillonnants. Au lieu de se retrouver dans la peau d’un personnage, le spectateur se voit comme prisonnier dans la peau d’une mouche qui suit inlassablement les protagonistes. L’effet produit est saisissant et l’on ne ressort pas de la salle indemne. Dans "Enter the void", Noé pousse l’expérimentation encore plus loin. Le film ne contient absolument aucune ellipse temporelle et parait avoir été construit en un seul plan séquence de deux heures et demie. L’œuvre se découvre à travers les yeux et le cerveau d’Oscar (Noé va même jusqu'à simuler le clignement des yeux). Les déambulations de la caméra confèrent une incroyable impression de liberté.
Ce saltimbanque du 16mm déteste s’embarrasser avec la technique, exige un travaille minimaliste sur la lumière, refuse toute limite à la caméra, et ça se voit. Chez Noé, l'objectif traverse les murs, les vitres des voitures, le cerveau et même l’intimité de ses personnages. Dès lors, il s’instaure ses propres limites dans ses films à concepts. Limites qui créeront elles-mêmes des difficultés techniques pour des prises de vue improbables défiant toutes lois physiques.
Cette mise ne scène viscérale, hypnotique et immersive a toujours été l’une des signatures de Noé. C’est d’ailleurs ce qui rend son cinéma si singulier. Au-delà de l’aspect visuel, Noé porte une attention toute particulière au son. Son utilisation demeure une composante intégrante de sa volonté d'immerger le spectateur dans son univers et surtout d'influencer sa perception. En initié à l'hypnose, il imposera cette oscillation sonore à Thomas Bangalter pour la séquence du Rectum dans "Irréversible" afin de renforcer le malaise et le caractère infâme de ce lieu de dépravation outrancière. L'audience se retrouve vite à la place d’Alex d’"Orange mécanique", à subir le magma d’images et de sons qui resterons gravés dans son subconscient.
La part sombre de l'homme
Si la forme est toujours hallucinante, le propos lui, n’est jamais très profond. Outre ses récursives qui ne parlent qu’à ceux qui veulent bien lui donner un sens (« Le temps détruit tout » d’"Irréversible" et « Chacun sa morale » de "Seul contre tous"), le fond des films de Noé n’est jamais dénonciateur ou sociétal. Aucun jugement ne transpire de ses films, ce qui a tendance à déstabiliser la masse qui le taxera de fasciste, complaisant et autres petits qualificatifs affectueux. Raciste pour Seul contre tous, car il reste difficile dans ce long-métrage de distinguer ce que l’auteur pense de son personnage. Pourtant, outre ce sentiment de mal à l’aise qui nous parcoure, conséquence directe de sa mise en scène immersive et submergeant, "Seul contre tous" ne fait que décrire les ressentis primaux, incestueux du boucher envers sa fille et haineux envers la société. Il s’agit d’un voyage au plus profond du subconscient d’une personne qui devient avilie par la vie.
Ce vertige de la conscience, cette part sombre, violente et inhumaine qui sommeille en chacun est un des thèmes récurrents dans l’œuvre de Noé. Dans son dernier film, Oscar, laisse libre court à ses fantasmes concernant sa sœur en infiltrant l’esprit de ses amants alors que toute sa vie, il ne l’a jamais touché, malgré une relation fraternelle pour le moins fusionnelle. Dans "Irréversible", le personnage d’Albert Dupontel, pourtant plus réfléchi que celui de Cassel est bel est bien celui qui défonce le crâne d’un des clients du Rectum à coups d’extincteur. Poussé dans ses retranchements, assistant à la dérouille que prend son ami devant lui, l’instinct protecteur de Pierre prennent le dessus et se transforme en sauvagerie dans un lieu qui n’est pas moins sauvage.
D’ailleurs, Noé aime et les environnements urbains moroses, la grisaille des HLM, les boucheries chevalines crasseuses, les ruelles sombres et autres clubs techno sordides. Toute sa filmographie se déroule à l’intérieur de quartiers qui font peur à traverser. Il y a toujours ce monde la nuit qui plane dans ses productions. Mais pas celui aux strass et paillettes qui fait rêver les héroïnes de "Tout ce qui brille". Non. Celui des bas fonds, les rues ou les passages famés de dealers et prostituées, les boites aux ambiances malsaines portant des noms évocateurs comme le Rectum ou le Void.
Débordant parfois de clichés et de symboliques trop appuyés, le cinéma de Noé est toujours impressionnant sur la forme mais reste superficiel sur le fond. A défaut de soulever de réels propos d'un point de vue discursif, Noé délivre des expériences de cinéma totales aux confins du mélodrame. Contrairement à la majorité des auteurs qui font transparaître leur point de vue à travers leur mise en scène, le point de vu de Noé se dérobe à celui de ses protagonistes. Il met d’ailleurs tout en œuvre pour nous plonger leurs psychés et leurs tourments. Que ce soit un boucher raciste au bord de l’acte incestueux, le spectateur impuissant d’un viol, ou encore un petit dealer vaguement attiré par sa sœur, son cinéma laisse une odeur malsaine de complaisance. Il s’amuse tel un sale gosse à pousser les limites de ce qui reste montrable pour susciter les réactions les plus vives. Il exulte lors de la présentation scandale d’Irréversible à Cannes ou les spectateurs sortent de la salle avec l’impression d’avoir été pris en otage un réalisateur faisant l'apologie du viol. Fier de sa subversion inutile, Noé lève son majeur à des conventions qu’il n’analysera jamais, préférant rester dans ses excès, ses trips d’ados et autres exhibitions génitales.
Ce qui reste pourtant fascinant avec ce cinéaste, c’est sa capacité narrative à conter des histoires qui collent parfaitement à ses films à concepts et évitent de donner à son cinéma un coté coquille vide trop imposant. Même si elle ne dénonce rien, son œuvre apparait comme une quête de l’humain et une exploration de ses états extrêmes. Ses films sont tous des odyssées mentales, sensorielles, presque haptiques des tréfonds de l’âme tourmentée de ses personnages.
Il y a quelque chose de masochiste à trouver du plaisir ou de l’intérêt pour les films de Gaspar Noé qui s’inscrivent tous dans le ressentiment de la perte de l’être cher à la suite d’un évènement tragique et inattendu qui fait basculer toute une vie. Le meurtre de l’ouvrier commis par le boucher de "Carne" et de "Seul contre tous" qui le privera de sa fille, le viol d’Irréversible, chronique d’un bonheur condamné, qui poussera Pierre à se venger sur le mauvais coupable, ou encore l’accident de voiture d’"Enter the void" qui amènera à la séparation d’Oscar et de sa sœur. Que l’on se retrouve dans la peau d’un petit dealer ou d’un boucher haineux envers le monde ou que l’on suive un couple qui perd tout pour une stupide dispute, ces situations tragiques et irréversibles touchent car le point de non-retour fait frémir.
L'avenir est dans le porno
Explorant les instincts primaires des hommes, le sexe tient bien sûr une part très importante dans l’œuvre du cinéaste. Jusqu’à son dernier film, l’acte sexuel était toujours représenté comme quelque chose de sale, performé systématiquement dans des lieux insalubres et, souvent couplé à la violence ("La tintarella di luna", "Sodomites" ou "Irréversible"). Le boucher de "Carne" et "Seul contre tous" l’évoque comme un venin à excréter. C’est ce désir qu’il ressent envers sa fille qui l’excite et en même temps le répugne. Chez Noé, le sexe est laid et dégradant. Il n’y a pas de beauté.
C’était vrai jusqu’à "Enter the void" où, pour la première fois, les scènes de sexe font transparaître un certain érotisme qui n’existait pas dans son œuvre jusqu’à lors. La violence de l’acte n’est plus. L’amour est cette fois le maître mot. Noé flirte avec le "soft porn" en filmant des scènes certes, crues, mais empruntes d'une certaine douceur. Les séquences entre Linda et son patron ou encore toute la partie, tirée en longueur, du Love Hotel où Noé se complait à montrer une véritable orgie n'en sont que des exemples. On sent bien que tous les prétextes sont bons pour filmer l’acte.
Noé a toujours clamé son intérêt pour le porno dont il réalisera quelques courts métrages : Sodomites (1998) et le segment "We Fuck Alone" de Destricted (2006). Au dernier festival de Sundance, lors de la présentation de la version définitive d'"Enter the void", il a annoncé vouloir réaliser un film à caractère pornographique, mais en 3D. Si d'autres réalisateurs, avant lui, avaient déjà évoqué la question (pour ne citer que Tarantino lors de la sortie du "Boulevard de la Mort" ou encore Tinto Brass), Noé pourrait bien renouveler un genre méprisé par le monde du cinéma traditionnel. De là à savoir s'il sera plus dans la veine glauque et triste de ses premiers essais oui celle de son dernier film… Wait and see.