Raphaël Glucksmann donne son avis sur le mouvement féministe et lance un appel.Un cri de révolte est rarement poli. Il ne vise pas à plaire à nos oreilles, mais à les déboucher.
Les récits de victimes mettent mal à l’aise. Ils cherchent moins à flatter nos yeux qu’à les ouvrir.
Tout dans « balance » et dans « porc » me rebute. Et pourtant, tout dans la déferlante #BalanceTonPorc me parle. M’oblige.
S’arrêter à l’impolitesse des mots, c’est refuser de considérer ce qu’ils disent de nous-mêmes et de notre société. C’est faire peu de cas de la réalité qu’ils désignent comme de l’injustice qu’ils dénoncent.
« Plus de la moitié des femmes françaises disent avoir été harcelées sexuellement, il est temps de les entendre !
– Oui, mais les mots qu’elles emploient posent problème ! »
Comme s’il s’agissait d’une affaire de vocabulaire, quand ce qui est en jeu n’est rien moins que le langage lui-même. La délicatesse de l’ouïe masque souvent l’attachement à un ordre des choses et des mots dont on est d’une manière ou d’une autre le bénéficiaire : comment ébranler une structure de domination en respectant les règles de bienséance qu’elle a produites ?
Comme dans toute insurrection, des risques de dérive existent. Les tendances au lynchage des réseaux sociaux ou les tentations puritaines qui pointent aux États-Unis suscitent de légitimes inquiétudes. Mais se focaliser là-dessus aujourd’hui, alors que les langues se délient à peine et que les oreilles se débouchent tout juste, c’est rater l’essentiel : l’inversion inédite des rapports de forces linguistiques et symboliques qui traversent la place publique. Une dénaturalisation de la question du pouvoir sexuel et discursif. Voire du pouvoir tout court.
Depuis le tremblement de terre Weinstein, les récits, les textes, les images qui génèrent, dominent, façonnent le débat sont majoritairement féminins. Ces trois derniers mois ressemblent à une longue nuit du 4 Août dont nous peinons encore à saisir l’ampleur et les implications. Et, sauf dans certains salons snobs, on ne refuse pas l’émancipation pour vice de forme. Mais nous, les hommes, qu’allons-nous devenir, maintenant que vole en éclats notre antique monopole de la parole légitime ?
Depuis l’origine, l’agora est saturée de nos discours, politiques ou poétiques, progressistes ou conservateurs, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, universalistes ou identitaires, amoureux ou haineux... Masculins toujours. Aussi pouvons-nous nous taire quelques instants sans hurler à la castration ni prendre des poses de martyrs. Écouter et entendre. Lire et voir. Laissons-nous pénétrer par des mots féminins pour changer, fussent-ils aussi durs que ceux d’Elsa Dorlin (p. 22). Pareille expérience, qu’elle soit douloureuse ou jouissive, ne nous rendra que plus philosophes !
Aristote plaçait au principe de la philosophie l’étonnement, l’effacement de soi devant un événement, un phénomène ou une œuvre, l’aptitude à laisser entrer en nous ce qui ébranle nos préjugés, change notre vision du monde. Le vertige seul permet la pensée, alors ne le fuyons pas par peur du mal de mer.
Étonnons-nous. Et pensons.
Pensons le tourbillon de mots qui s’est emparé de nos sociétés.
Pensons, lorsque les accusations nous choquent, à tous ceux qui inhiberont peut-être leurs pulsions dominatrices et refréneront leurs pratiques harceleuses par peur du « qu’en-dira-t-elle ».
Pensons un mouvement qui, en abolissant nos privilèges d’hommes, nous libère tous.
Car nous aussi nous voulons parler, séduire, aimer sans relation de domination.
Nous aussi, nous voulons l’égalité.
Nous aussi.
#WeToo.
Vous en pensez quoi ? Moi, je me suis effacé