Les enjeux de la traduction

L'actualité autour de la littérature

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Les enjeux de la traduction

Messagepar Mark Chopper » Mer 22 Jan 2020, 13:35

Je crée ce topic qui pourra avoir deux visées :

1) Poster des liens vers des articles qui apportent / nourrissent des réflexions sur les enjeux de la traduction littéraire ;

2) S'interroger précisément sur les traductions à privilégier.

Je commence avec cet article intéressant sur les traductions de Dostoïevski par André Markowicz :

Les raisons qui poussent à retraduire une œuvre sont multiples : les traductions précédentes peuvent se révéler parcellaires ou très approximatives, ou le texte original enrichi d’une nouvelle version. Le plus souvent c’est la langue qui évolue, rendant obsolètes certaines traductions. Mais la langue seule ne change pas, c’est aussi le cas des outils à la portée du traducteur, toujours plus performants, ainsi que des normes de traductions (dans le cas des noms propres, par exemple).


Quand on l’interroge sur son métier, la réponse est simple : « Le traducteur est un imposteur » . Ainsi avoir lu une traduction ne signifie pour lui en aucun cas avoir découvert Dostoïevski et il regrette que cela ne soit pas acquis pour une majorité de lecteurs. Selon lui, le texte produit par le traducteur est rempli d’intentions qui diffèrent de celles de l’auteur. André Markowicz considère ainsi la traduction comme une interprétation et comme une création, au même titre qu’une mise en scène, car un livre n’aurait pas de réalité objective : Dostoïevski peut connaître autant d’interprétations que de lecteurs 


Il déplore les efforts fournis depuis la découverte de Dostoïevski pour adapter, franciser, policer le texte original afin de le plier aux normes littéraires et grammaticales françaises. Ces traductions reflètent selon lui davantage une époque littéraire française plutôt que celle du texte original.


Il revendique en outre la maladresse de style, et n’hésite pas à reproduire les répétitions du texte russe, pourtant honnies en français, au motif que la norme du « bien écrire » n’a jamais préoccupé Dostoïevski. Il privilégie ainsi une langue quasi-rustique, n’hésitant pas à supprimer le « ne » de la négation, inexistant en russe, ni à employer le « on » à la place du « nous », ou encore à supprimer allègrement les conjonctions de coordination entre les propositions. L’effet recherché est un rapprochement du lecteur au personnage sans qu’il y ait besoin d’avoir recours au style indirect libre, un effacement de la frontière qui sépare habituellement la narration et les dialogues.


La comparaison d’un même extrait de L’idiot traduit par trois traducteurs de différentes époques permet de mesurer l’évolution de la traduction ainsi que l’application du parti pris linguistique radical d’André Markowicz :

« Avec ce bijou en poche, je me rendis chez Zaliojev. ‘Allons, mon ami, lui dis-je, accompagne-moi chez Nastassia Philippovna’. Nous y allâmes. ».
Traduction d’Albert Mousset, Bibliothèque de la Pléiade, 1953

« Avec les pendants d’oreilles je cours chez Zaliojev : Ceci et cela, mon cher, allons vite chez Anastasie. Nous voilà partis. ».
Traduction de Pierre Pascal, GF-Flammarion, 1977

« Avec mes pendants d’oreilles, je cours chez Zaliojev ; voilà, mon vieux, c’est ça et ça, on va chez Nastassia Filippovna. On y va donc. ».
Traduction d’André Markowicz, Actes Sud, 1993

On note d’abord la disparition du passé simple (temps inexistant en russe) au profit du présent : « nous y allâmes », « nous voilà partis », « on y va donc », ainsi que le progressif abandon d’un vocabulaire châtié au bénéfice d’expressions de plus en plus familières : « Allons mon ami », « Ceci et cela, mon cher », « Voilà, mon vieux ». La phrase lissée par Albert Mousset se fait de plus en plus irrégulière et atteint chez Markowicz une forme particulièrement saccadée, qu’une confrontation avec le texte original a permis d’établir conforme au rythme de la phrase russe. On relève enfin l’évolution de la traduction des noms propres, qui, après une francisation provisoire, revient à une simple translittération du russe. Bien qu’aujourd’hui les traductions d’André Markowicz fassent autorité, cette brève comparaison fait prendre conscience du provisoire de toute traduction ainsi que de la nécessité de régulières retraductions.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Waylander » Mer 22 Jan 2020, 14:20

C'est drôle, j'allais ouvrir un topic similaire ce week-end. :super:
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Mark Chopper » Mer 22 Jan 2020, 14:21

Oui, c'est un sujet passionnant je trouve.

Une interview de Markowicz pour compléter.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar pabelbaba » Mer 22 Jan 2020, 16:27

Je pensais à la même chose hier en entendant le Shérif de Cours Après mois Shérif insulter un asiatique de bougnoul! :chut:
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Allez, Mark, c'est Sophie qui te demande de revenir!
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Olrik » Mer 22 Jan 2020, 16:37

https://www.franceculture.fr/emissions/ ... antastique
De mémoire Backès parle ici et là du style de Dostoïevski et de ses traducteurs.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Waylander » Mer 22 Jan 2020, 18:00

Concernant Jack London







Concernant Moby Dick , extrait du wiki :

Selon ces cinq versions, les deux premières phrases du roman, « Call me Ishmael. Some years ago — never mind how long precisely — having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. », sont traduites comme suit :

Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono : « Je m'appelle Ishmaël. Mettons. Il y a quelques années, sans préciser davantage, n'ayant plus d'argent ou presque et rien de particulier à faire à terre, l'envie me prit de naviguer encore un peu et de revoir le monde de l'eau. »

Armel Guerne : « Appelons-moi Ismahel. Il y a quelque temps — le nombre exact des années n'a aucune importance —, n'ayant que peu ou point d'argent en poche, et rien qui me retînt spécialement à terre, l'idée me vint et l'envie me prit de naviguer quelque peu et de m'en aller visitant les étendues marines de ce monde. »

Georges Saint-Marnier : « Appelez-moi Ismaël. Il y a quelques années de cela — peu importe le nombre exact — ayant peu ou prou d'argent en poche, et rien ne me retenant à terre, je décidai de naviguer un peu pour voir l'étendue océanique du globe. »

Henriette Guex-Rolle : « Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années — peu importe combien — le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l'étendue liquide du globe. »

Philippe Jaworski : « Appelez-moi Ismaël. Il y quelques années de cela — peu importe combien exactement — comme j'avais la bourse vide, ou presque, et que rien d'intéressant ne me retenait à terre, l'idée me vint de naviguer un peu et de revoir le monde marin. »



Pour le Trône de Fer, il y a controverse : perso j'adore les 4 premiers tomes traduits par Jean Sola mais parait-il que ça ne respecte pas du tout le style de Martin bien plus simple en VO donc.

Exemple ici
ou là
Interview du nouveau traducteur ( à partir du tome 5)

Sur Tolkien, faut jeter un coup d'oeil sur son topic car j'en ai pas mal parlé de la nouvelle traduction.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Val » Mer 22 Jan 2020, 20:20

Excellente idée de topic !

Il me semble donc opportun de parler de l'excellente Josée Kamoun qui est toujours passionnante à écouter.

Quelques anecdotes sur son travail avec Philip Roth :



Un entretien où il est question de sa traduction de 1984.

J'en profite aussi pour conseiller l'excellent numéro de Remèdes à la mélancolie dont elle fût l'invitée.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Waylander » Ven 24 Jan 2020, 20:08

Donc première demande :

Quelles traductions me conseillez vous pour l'Odyssée et Moby Dick ? Je fouine mais il y a tellement de versions...
Pour info, j'aime les trads fidèles et je me fous pas mal de celles qui veulent dépoussiérer les vieilles langues pour permettre de simplifier, fluidifier un style dépassé. Je veux être au plus proche de l'état d'esprit de la langue d'origine, de la narration, de la mentalité de l'auteur, de son époque et cie , quitte à ne pas passer un bon moment.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Mark Chopper » Ven 24 Jan 2020, 20:34

Pour Homère, l'édition française de référence est celle des Belles Lettres.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Olrik » Ven 24 Jan 2020, 23:41

Article intéressant de Backès (encore lui), par ailleurs auteur d'une traduction de l'Iliade (chez Folio je crois).
http://larepubliquedeslivres.com/homere/
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Mark Chopper » Lun 15 Mar 2021, 22:24

Je voulais lire depuis un moment Orgueil et Préjugés de Jane Austen, roman à la réputation considérable... Je m'y suis attaqué ce soir mais, après avoir lu un chapitre, quelque chose me chiffonnait.

A aucun moment, je n'avais l'impression de lire un texte anglais du début du XIXème siècle, c'était trop léger. J'avais plutôt l'impression de lire de la chick lit...

Du coup, je stoppe ma lecture, fais quelques recherches sur le net, et je découvre que la traduction disponible chez 10/18 date de 1932 et que, malgré la mention "texte intégral", il s'agit d'une traduction bien foireuse :

Le texte de Valentine Leconte et Charlotte Pressoir [les traductrices] est périodiquement réédité, d'abord par Christian Bourgois en 1979, puis en « 10/18 » à partir de 1982, et dans diverses éditions club [...]. Pourtant, dès 1934, il a été vivement critiqué dans la Revue des langues vivantes : bien que « des passages soignés se distinguent par leur élégance et leur vivacité », des mots ou des phrases sont supprimés et des paragraphes entiers ne sont pas traduits, des expressions sont affaiblies, exagérées ou traduites de façon approximative. À leur décharge, ces deux traductrices professionnelles sont spécialisées dans les romans pour la jeunesse, ce qui montre bien que, pour l'éditeur, Jane Austen est un auteur pour jeunes filles.


Bref, direction la poubelle. J'aurais dû prendre l'édition Folio, comme d'hab.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Mr Jack » Jeu 01 Avr 2021, 18:58

Ouais j'ai lu l'édition Folio l'année dernière, sans soucis. Le livre est pas ouf non plus, mais sympa et tient surtout pour les deux persos principaux.
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Mark Chopper » Lun 28 Juin 2021, 14:37

C'est vraiment devenu la fête du slip du côté des traductions de 1984.

Quand je l'ai lu, il y a vingt ans environ, il n'y avait qu'une traduction disponible. Mais là on en a 4 nouvelles apparues depuis 2018 :shock:

Et si j'en crois Wiki, dans la traduction de Josée Kamoun "le passé est remplacé par le présent " :shock:
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Val » Lun 28 Juin 2021, 21:53

Elle s'en explique très bien dans l'interview que j'avais posté plus haut (chez Augustin Trapenard). Et comme je pense qu'elle maitrise mieux l'anglais, sa structure et ses subtilités, que moi, je lui fais confiance. :mrgreen:


Sinon, oui, c'est pratique en ce moment les éditions d'Orwell quand tu es libraire... :? (on peut aussi rajouter les 4 ou 5 adaptations BD/Manga sorties en deux ans)
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Re: Les enjeux de la traduction

Messagepar Dunandan » Lun 28 Juin 2021, 22:12

La traduction 2021 de "Big Brother" est priceless : "Tonton" ? :eheh:
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