
Stalker
Andrei Tarkovski - 1979
À quoi reconnait-on une œuvre cinématographique puissante ? À sa capacité à hanter, à laisser dès le premier visionnage un souvenir ineffaçable. Mais aussi par sa manière de faire comprendre, dès la première scène, que l’on va assister à une œuvre hors normes.
Je ne nierai pas que le premier quart d’heure a été âpre et qu’une voix intérieure, un peu inquiète, m’a chuchoté : « Deux heures quarante ! Deux heures quarante ! Ça va être compliqué ». Mais la stupéfiante plasticité de cette Russie post-industrielle passant des paysages verdoyants à des souterrains bétonnés, humides et truffés d’objets plus ou moins incongrus (parmi lesquels un portrait du Christ), ainsi que cette quête métaphysique de trois personnages à la symbolique toute dostoïevskienne (un passeur de foi, un scientifique et un littéraire qui doute : on pense à Aliocha, Ivan et Dimitri Karamazov) m’ont
rapidement enveloppé dans un cocon alliant fascination et envie d’interpréter.
Je mets
rapidement en italiques car Tarkovski a son propre rythme. Deux heures quarante, donc, mais aussi le fait que je n’ai jamais vu dans un film des personnages se déplacer aussi lentement. Marchant dans « la zone », un endroit mystérieux frappé par une météorite et où se trouverait une chambre qui exaucerait les désirs les plus secrets des visiteurs, le trio doit redoubler de prudence dans ses déplacements. Je dis que je n’ai jamais vu des déplacements aussi lents, mais en fait, il y en aurait bien, ceux des astronautes dans
2001. D’ailleurs, Tarkovski partageant avec Kubrick ce goût du questionnement métaphysique, il y aurait quelques parallèles à faire entre les deux films. Dans
2001, Bowman est propulsé à la fin au milieu d’une porte des étoiles qui le fait arriver sur une planète aux étranges décors colorés, avant d’atterrir pour de bon dans une mystérieuse chambre. C’est finalement la même idée dans
Stalker, mais là où se passage occupe trente minutes chez Kubrick, Tarkovski l’étire sur deux heures et demie. Et différence notable : le trio d’explorateurs renoncera à pénétrer dans la chambre. Là où 2001 nous présente la chambre comme l’endroit permettant de faire évoluer l’homme en un être supérieur, Tarkovski nous montre une humanité qui renonce et qui, selon l’interprétation du Stalker, a perdu la foi. Ainsi le personnage de l’écrivain qui, venu pour retrouver l’inspiration perdue en entrant dans la chambre, va retourner dans sa ville déshumanisée pour siroter des bières dans l’immonde bar où se trouvent aussi le scientifique et le stalker, plutôt que de se replonger dans l’acte créatif, acte qui, selon Tarkovski lui-même, peut-être perçu comme une prière (et toujours plus indispensable quand elle se fait dans une période trouble). Et aux notes claironnantes, puissamment orchestrées d’
Also sprach Zarathustra et du
Beau Danube Bleu dans
2001, répondent dans Stalker des échos, des bredouillis du
Boléro ou de la
Neuvième de Beethoven, vestiges grotesques de la grandeur artistique de l’homme et qui ne semblent plus intéresser personne.
Un espoir peut-être ? Là aussi, on songe à
2001 qui s’achevait sur la vision triomphante du fœtus astral. Tarkovski décide de terminer avec celle de la fille du stalker, fillette douée du pouvoir de télékinésie. Le spectateur pas trop éprouvé par les deux heures quarante se souviendra alors, peut-être de ces paroles de l’écrivain : « Le monde est ennuyeux à mourir. Aussi il ne peut y avoir ni télépathie, ni revenants, ni soucoupes volantes, tout ceci est impossible. Le monde est régi par des lois d’airain qui le rendent mortellement ennuyeux. » Le désennui, l’évolution vers un homme supérieur ou, tout simplement, une foi retrouvée, sont alors incarnés par la fillette. Mais alors qu’on la voit seule dans sa sinistre maison, le regard apathique, on se dit qu’elle a tout de l’exception destinée à traverser la vie dans la plus grande indifférence. Et ce ne sont pas les bruits stridents d’un tramway passant non loin, bruits cette fois-ci dénués de toutes bribes de musique classique, qui permettront d’avoir confiance, d’avoir foi en la suite de la destinée humaine.
Deux heures quarante pour un si sombre enseignement, cela peut paraître décourageant. Mais si l’on goûte l’esthétisme de Tarkovski, si l’on est sensible au rythme qu’il impose, à ces propos qui, encore une fois, peuvent évoquer Dostoïevski, alors on a tôt fait de comprendre que Stalker est de cette étoffe qui fait de certains films des œuvres profondes et personnelles résistant au temps.