Orange Mécanique ou l’Évangile selon saint Alex.
Je dois être autour de sept ou huit revisionnages d’Orange mécanique et, forcément, les trouvailles se font de plus en plus rares. Là, en haut d’une étagère chez le disquaire que fréquente Alex, ne sont-ce pas les vinyles de Magical Mystery Tour et d’Atom Heart Mother ? Ces boutons de manchettes représentant des yeux sanguinolents, comment ai-je fait pour ne jamais les remarquer ? Tiens ? La version de la Neuvième qu’écoute Alex est celle de Ferenc Fricsay (avantage du bluray qui permet de bien voir l’inscription sur la mini cassette audio).
Des miettes en quelques sortes, mais cela dit, je n’ai jamais essayé de suivre le film sous un prisme biblique, idée qui m’est venue dès la première scène. Sans doute rien d’original, mais ça a rendu ce nouveau visionnage très attrayant.
Au plan final de 2001 qui montrait l’œil du fœtus astral répond le premier plan d’Orange mécanique avec l’œil d’Alex décoré de faux cils triangulaires. Le triangle, symbole divin s’il en est, est d’ailleurs le motif géométrique que sera utilisé dans l’affiche originale – avec aussi un globe oculaire qui apparaît. Ce n’est pas non plus l’œil de Dieu, mais du moins l’œil de son représentant. Alors que commence le saisissant travelling arrière découvrant le Korova Milkbar, la posture d’Alex, un verre de lait enrichi à la main et flanqué de ses droogies évoque une Cène pervertie. Et tandis que le travelling continue et nous montre d’autres clients bizarrement immobiles, on songe aux santons d’une crèche pas comme les autres. En tout cas le petit Jésus est là et s’apprête à prêcher la bonne parole, non de l’amour mais celle de l’ultra-violence.
Ainsi la scène suivante où une innocente devotchka est en passe de se faire violer collectivement. On songe ici à l’épisode de la femme adultère qui se retrouve jetée au milieu d’un cercle d’hommes pour être jugée avant son exécution (la lapidation, ici le viol). Comme dans l’Évangile, celle-ci est suspendue par une intervention extérieure. Les silhouettes d’Alex et de ses trois apôtres se détachent de l’obscurité de l’arrière-plan de manière presque fantastique pour interrompre l’exécution. Mais au lieu de dire « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre », Alex déversera un torrent d’insultes provocatrices envers Billy boy, le chef de la bande. Point de bonne parole, de recherche de commisération : Christ inversé, Alex n’intervient pas pour sauver quelqu’un, mais pour agresser. Et comme Jésus, il sait manier le Verbe, indéniablement. Disons juste qu’il a son style à lui, maîtrisant les arcanes non de l’hébreu mais du nadsat.
Plus tard, revenu dans sa chambre, on découvre Basile, son serpent adoptif. C’est à vérifier, mais j’ai l’impression qu’il s’agit ici d’un ajout de la part de Kubrick par rapport au roman original. L’animal assimile évidemment la chambre à un Eden déviant dans lequel sont concentrés tous les vices d’Alex. Sexualité débordante (le poster pornographique et, plus tard, l’irrésistible orgie en accéléré avec les deux avatars de Lolita sur fond de Guillaume Tell, de Rossini), vol (les billets, fruits de ses méfaits nocturnes, qu’il place dans sa table de nuit), hérésie (la statuette représentant les quatre Jésus en train de danser grotesquement) et masturbation entraînant de mauvaises pensées (le plan fixe sans équivoque montrant Alex de face, plan ponctué de visions intérieures). Au milieu de tout cela, la Neuvième de Beethoven. « Ô, béatitude ! Béatitude céleste ! C'était la splendeur et la grandiosité incarnées. C'était comme un oiseau du métal céleste le plus rare. Ou un vin d'argent coulant dans un vaisseau spatial... toute pesanteur abolie », s’exasie Alex, comme en pleine communion mystique avec le dieu de l’ultra-violence. Une nouvelle fois, on assiste à un renversement des valeurs. Le chant d’amour que constitue l’Hymne à la joie beethovénien est ici puissant catalyseur de pulsions criminelles.
Arrive la trahison des fidèles. Leader charismatique, Alex a toujours eu le souci de ramener ses brebis les plus proches sur le droit chemin. « Des moutons, me disais-je. Mais un vrai chef sait toujours quand il doit se montrer généreux avec ses subalternes. » Mais comment prendre au sérieux la grandeur d’âme d’un chef aussi faux, aussi truqueur ? Quelques secondes auparavant, lors de la fameuse scène de la Pie Voleuse à côté du bassin où Alex va mater la rébellion de ses droogs, il y a ce plan en contre-plongée où on le voit tendre une main miséricordieuse à Dim tombée à l’eau, ouvrant traîtreusement dans son dos sa canne-épée pour lui en filer un coup. Forcément, Dim, Pete et Gorgie vont se muer en Judas et livrer Alex aux Romains, je veux dire à la police.
Commence alors l’incarcération. Dans les Evangiles, elle est brève. Dans Orange Mécanique, elle dure deux ans et culminera avec le traitement Ludovico. Ce sera le moment où l’on concoctera à Alex une jolie couronne d’épines avant de le livrer à sa Passion, son chemin de croix qui le fera retrouver ses parents, le clochard qu’il avait adressé au début du film, Dim et Georgie devenus policiers, enfin l’écrivain Alexander. Cette couronne aura l’apparence d’une collection d’électrodes fichées autour de sa tête alors qu’on l’oblige à regarder des vidéos.
Avant cela, Alex aura traîné sa carcasse dans le pénitencier où la lecture des Saintes Ecritures lui auront permis de remplacer l’écoute de Beethoven pour avoir de « divines visions ». Touchant aussi est, dans sa cellule, le petit autel consacré à « Ludwig Van » qui continue d’être le dieu personnel et profane d’Alex. Sinon l’homosexualité, ce vice réprouvé par les Ecritures, est évoqué sans que Kubrick ne dise clairement si Alex y a succombé – ou a été forcé d’y succomber. Alors qu’il seconde le prêtre lors d’une messe donnée au pénitencier, on voit deux hideux détenus lui lancer d’écœurantes œillades et de visqueux baisers. Or, plus tard, alors que des détenus « se promènent » en cercle dans une cour pour leur ballade quotidienne, on voit Alex associé à l’un des deux sans que celui-ci ne cherche à l’importuner. Mélange parfait de vice, de dissimulation, de manipulation et de violence, Alex a probablement su se mettre dans la poche d’autres apôtres…
En tout cas, une fois dehors, c’est donc le chemin de croix qui commence pour lui. Il y aura d’abord cette représentation en public des effets du traitement Ludovico. Le voilà devenu un vrai Christ capable de tendre l’autre joue. Enfin, « capable »… disons qu’il n’a pas le choix, comme l’explique, absolument outré, le prêtre du pénitentier. « Il cesse d'être une créature capable d'un choix moral », dit-il. Or, la vertu n’a d’intérêt que si elle est sciemment et sincèrement choisi, et non le fruit d’une expérience politico-bureautacrito-scientifique qui n’a d’autre but que de corriger les chiffres de la criminalité à des fins électoralistes. Autrement dit Alex est devenu une brebis vulnérable qui a été corrigée de manière arbitraire et qui semble vouée à subir une société davantage tournée vers l’Ancien Testament (et sa loi du talion) que vers le Nouveau.
J’ai toujours trouvé très étrange la scène où Alex retombe sur ses anciens droogies Dim et Georgie, devenus entretemps policiers. Il est emmené par ceux-ci dans un coin isolé pour subir une curieuse torture : alors que l’un lui enfonce la tête dans une baignoire en pleine nature (servant probablement d’abreuvoir pour du bétail alentours), l’autre lui assène dans les côtes des coups de matraque. Toujours avec en tête ce symbolisme biblique, tout s’éclaire : on assiste à un anti-baptême. Ce n’est pas une eau pour être immergé dans la vie et être reconnu comme un enfant de Dieu, mais une eau pour être humilié et possiblement effacé de la vie (à un moment Dim dit : « il bouge encore », signifiant par là que son but à lui était bien de faire périr son ancien chef, chef qui ne devra son salut in extremis qu’à Georgie, qui estimera que la punition est suffisante). Quant aux coups de matraque, c’est évidemment une allusion à la flagellation du christ par les Romains. Les coups ne sont pas comptés (au passage, très intéressant de voir Orange Mécanique juste après If… de Lindsay Anderson dans lequel le personnage de McDowell connaît aussi une scène d’humiliation et de flagellation), restituant là aussi le vague sur l’étendue de la punition dans les Evangiles.
Arrive la rencontre finale avec Alexander. Alex/Alexander. Il y a comme une filiation spirituelle dans cette rencontre, un peu comme Jésus rencontrant Jean le Baptiste. Mais là aussi, tout est perverti par Kubrick (il faudrait relire le roman pour voir là aussi les ajouts et les retraits opérés par Kubrick et Burgess lui-même, puisqu’il a participé lui-même au scénario). Jean le Baptiste est le prophète qui annonce et prépare la venue du Christ. Alexander, lui, attend la venue d’un élément qui lui permettrait de combattre le pouvoir en place. Miraculeusement, cet élément débarque chez lui un soir : un jeune homme ensanglanté que la police a maltraité dans les environs. Ô béatitude céleste ! comme dirait Alex. Il lui offre aussitôt l’hospitalité et même un bon bain chaud. Cinq minutes après une immersion non consentie dans une baignoire, Alex enchaîne avec un deuxième baptême (ceux qui ont vu La Dernière Tentation du Christ se souviennent sans doute que Jean baptise Jésus dans le Jourdain). Ce n’est plus l’humiliation, la douleur, le risque d’être effacé. Ce n’est que plaisir d’être, plaisir de l’effet relaxant et purificateur de l’eau chaude, plaisir d’éprouver le seul geste généreux du film… du moins avant que l’on découvre qu’il s’agit d’un cadeau intéressé de la part d’un écrivain qui voit dans le jeune inconnu un intéressant moyen de récupération à des fins politiques. À la grandeur spiritualiste correspond la petitesse idéologique. Quant à Alex, le deuxième baptême est le lieu d’une résurgence. La musique, absente depuis un certain temps, fait de nouveau son apparition. S’il ne peut toujours pas se mettre à fredonner l’Hymne à la joie, il peut au moins s’essayer à chantonner Singin’ in the rain. Le fredonnement est d’abord très indistinct, comme s’il craignait l’irruption d’une nouvelle nausée. Et puis, rassuré, il se met à chanter à tue-tête, faisant comprendre à Alexander sa véritable identité et signant son arrêt de mort.
Mort qui n’adviendra pas. Ou du moins qui, comme dans tout bon Évangile, sera suivi d’une résurrection. Un Dieu bien terrien prendra sous son aile le pauvre Alex engoncé dans son armure de plâtres. Pas le bon prêtre du pénitencier mais le ministre de l’intérieur, succédant à Alexander dans son besoin d’utiliser ce précieux jeune homme à des fins politiques. Submergé par les crépitements des flashs des journalistes, précieux et fidèles alliés du pouvoir en place, Alex alors se fige, extatique, comme si une voix l’appelait, lui disait qu’il faisait fausse route. Mais alors que retentissent les ultimes mesures de la Neuvième, le spectateur a alors accès à l’ultime vision d’Alex. Là aussi, un cercle est fait autour d’une femme adultère (qui ressemble à une des deux lolitas du drugstore au début du film). Elle n’est pas lapidée mais au contraire applaudie alors qu’elle batifole avec Alex lui-même, dans une scénographie nuageuse, vision de ce qu’est le véritable Paradis pour Alex. Et au « tout est accompli » christique qui suppose une ouverture s’oppose le « pas d’erreur, j’étais guéri » d’Alex qui affiche le contentement d’un bouclage, d’un retour glorieux vers un vice originel, saisissante (et drôlatique de malice) conclusion du duo Kubrick/Burgess dans leur volonté camouflée de construire la plus brillante illustration cinématographique des Evangiles sous-couvert d’anticipation dystopique.