
Nymphomaniac
Lars Von Trier - 2013
Après la puissance et la poésie nihiliste de
Melancholia, le choc a dû être grand pour ceux qui pensaient que Lars Von Trier était devenu un réalisateur fréquentable. Probablement échaudé par le scandale cannois, il remet les pendules à l’heure : non, il ne cherche surtout pas à l’être, fréquentable.
Certes, il y a quelque chose de grandiose dans l’entreprise de
Nymphomaniac, mais c’est ici un grandiose dans le sujet choisi et un développement déraisonnable de quatre heures (5H28 si, comme moi, on a décidé bravement de se frotter à la version director’s cut), développement faisant la part belle à un explicite cru qui ne cherche en aucun cas à être esthétisant. Vous aviez été charmé par le vue du corps nu de Kyrsten Dunst la nuit, dans la nature, éclairé par Melancholia ? Oubliez ceci, dans
Nymphomaniac, la caméra n’hésite pas à se perdre dans des endroits moites, poilus et en action. Pas non plus totalement une nouveauté, Oshima avait déjà mis un pied dans le porno avec
L’Empire des Sens, sauf que là, on est dans la pulsion obsessionnelle developpée sur plus de cinq heures (et je ne pense pas que la version « courte » change quoi que ce soit au problème, la version director’s cut ne faisant que l’accentuer).
Je me suis demandé si LVT ne s’était pas laissé griser par son mode de narration qu’il reprendre quasiment à l’identique dans
The House The Jack Builds (et que j’ai vu avant de découvrir
Nymphomaniac), à savoir une structure en chapitres pour montrer l’évolution et les facettes de la personnalité d’un homme atteint d’un mal (ici un serial killer), structure commentée par deux personnages (le serial killer et Virgile) avec force références culturelles et intellectuelles (souvent réjouissantes). Il y a quelque chose d’incisif dans cette manière de raconter, de souvent irrésistible, à l’image de cette comparaison inattendue entre la polyphonie selon Jean-Sebastien Bach et la liste des différents types d’amants de Joe la nymphomane. Le film donne l’impression d’un roman truffé de notes de bas de pages originales, puisant dans un champ large de domaines (religion, mathématiques, musique… alpinisme !), notes que l’on ne peut éviter puisqu’elles nous sont imposées, mais ce n’est pas le souci puisque la digression peut avoir cette faculté de relancer l’attention en se présentant comme plus neuve, plus intéressante que le matériau de base. C’est donc souvent amusant, intrigant, brillant, et insolent, forcément, LVT utilisant le personnage de Joe comme un porte-voix pour bien faire grincer les dents de (certains) spectateurs.
Seulement, là où
The House That Jack Builds condensait le tout en 2H30 (et c’était déjà conséquent),
Nymphomaniac en impose le double, avec certes parfois des scènes réussies, comme ce passage où une mère de famille échaudée (jouée par Uma Thurman) débarque chez Joe alors qu’elle se trouve avec le mari de cette dernière (et que va débouler, bouquet de fleurs à la pogne, un autre amant : le vaudeville revisité par LVT, c’est quelque chose !), mais aussi des longueurs, comme tout le passage développant la relation sado-maso entre Joe et K (le bien nommé, l’endroit où il exerce son art étant curieusement kafkaïen).
Mais paradoxalement (et du coup je me dis qu’il faudrait que je le revoie, mais bon, ça va aller pour le moment), il y aussi quelque chose de nécessaire et même de séduisant dans cette longueur si l’on perçoit le film comme une sorte de « Mille et une nuits du vice » et le duo Joe / Seligman comme une variation de celui constitué par Shéhérazade / Shahriar. Pas mille et une nuits dans le film de Von Trier, juste une, mais durant laquelle Joe va tenir éveillé Seligman pas son art du conte. On suppose que ce qu’elle raconte est vrai, mais parfois on se demande si elle n’ajoute pas des ingrédients pour accentuer ses effets (Seligman lui-même fait part plusieurs fois de son incrédulité). Comme Shéhérazade, il y a un art consommé, alors qu’une histoire se termine, de ménager un effet d’attente, de relancer vers une autre histoire au titre prometteur. Et alors que la nuit avance, les deux personnages se montrent plus proches, plus intimement liés par l’esprit. La grande question est alors de savoir comment l’histoire va se terminer entre ces deux-là, après les histoires épicées et merveilleuses (il y aurait toute une relecture du film à faire par le prisme du conte de fées) de Joe/Shéhérazade. Dans
Les 1001 Nuits, Shéhérazade est vierge et Shahriar a couché (avant de les tuer) avec d’innombrables femmes. Dans
Nymphomaniac, LVT imagine l’inverse. N’empêche, la fin de leur voyage se doit de coïncider avec un renouveau existentiel. Une femme, incarnant une sexualité maladive (mais en berne, Joe expliquant que son sexe lui est devenu très douloureux), se confie longuement à un homme, pur esprit, incroyablement cultivé. On ne s’attend pas non plus à un « Ils se marièrent et vécurent heureux longtemps », mais on espère au moins une forme de communion apaisante. Et elle a lieu… avant de basculer brutalement sur autre chose. J’ai toujours un peu de mal à accepter la pertinence de ce qu’il se passe dans la dernière minute (ce que fait Segilman me semble impossible, trop stupidement nihiliste) mais, si l’on s’amuse comme moi à percevoir Nymphomaniac comme un double inversé des
Mille et Une Nuits, alors la conclusion est logique, et presque savoureuse (mais j’avoue préférer les fins de
Melancholia, de
Breaking The Waves ou de
The House That Jack builds), à l’image de la conclusion hendryxienne chantée par Gainsbourg elle-même dans le générique de fin.